Rencontres

Buse Bilgişin : graine de créatrice

Table basse rouge faite à partir du riz basmati, par Buse Bilgisin.

Buse Bilgişin [prononcez “Boussè Bilguishine“] est une jeune artiste turque basée à Istanbul. Elle a imaginé sa propre technique de création d’objets, en coulant des graines et grains (riz, maïs, fèves…) dans de la résine.

Crédit photo : Buse Bilgişin
Interview et traduction : Asli Emek

Peux-tu nous parler de ton parcours et de ta rencontre avec l’art et le design ?

Depuis mon enfance, j’ai une passion pour l’artisanat. J’aimais fabriquer mes propres bijoux, vêtements, sacs, gants et jouets. Après avoir terminé mes études secondaires à Istanbul, j’ai obtenu une licence en beaux-arts au Chelsea College of Art & Design de Londres.

Leur programme d’études était fortement basé sur la théorie de l’art et enseignait une réflexion critique approfondie. Cependant, après l’obtention de mon diplôme, l’idée de travailler seule en tant qu’artiste dans un studio tous les jours m’a semblé très intimidante et isolante. Par conséquent, j’ai abandonné ma pratique pendant quelques années et j’ai travaillé dans le secteur de l’inspection des assurances avec ma famille. J’ai apprécié cette expérience, mais je n’ai pas pu ignorer les impulsions artistiques qui s’éveillaient en moi : j’ai démissionné pour reprendre mon propre atelier.
Cette fois-ci, j’ai également commencé à créer des objets fonctionnels et je voulais revenir à mes racines d’enfance où j’avais l’habitude de dessiner pour moi-même. Plutôt que de me concentrer uniquement sur la théorie critique de l’art dans ma pratique, je chéris maintenant la jeune enfant dans mon cœur qui veut créer son propre environnement et jouer à la maison avec elle.

Comment as-tu choisi les céréales comme matériau, en particulier le riz ?

La genèse de mon idée s’est produite lors d’une course quotidienne à l’épicerie. Si la décision d’utiliser les céréales comme support de mon travail artistique a été instinctive sur le moment, j’ai réalisé, après réflexion, qu’elle était enracinée dans mon expérience des allergies alimentaires. Au lieu de percevoir les céréales comme des aliments nutritifs et sacrés, je les perçois comme une menace potentielle en raison de mes réactions allergiques. Depuis ma naissance, mes allergies m’ont rendu la vie difficile et, pour améliorer mon état, je dois me tenir à l’écart des produits emballés qui contiennent des conservateurs chimiques, des OGM et d’autres substances nocives.
Au fil du temps, j’ai développé un sentiment de méfiance à l’égard de toute une série d’aliments. Au lieu de les digérer en les mangeant, j’en fais des objets à l’aspect magique. Au lieu d’entrer dans l’espace intérieur de mon corps par la consommation, ils entrent dans l’espace extérieur de mon corps, que ce soit en les portant sur ma peau ou en les ayant à portée de vue en tant qu’objets. En ce moment, ma pratique explore et améliore la relation que j’ai avec la nourriture et me permet d’engager une relation unique avec la nourriture.

Ton utilisation des céréales est-elle aussi liée à la cuisine turque ?

En Turquie, le riz et les autres céréales font partie intégrante de la cuisine locale et figurent en bonne place dans de nombreux plats et recettes. Il est donc pratiquement impossible d’échapper à leur influence. Les textures et les combinaisons de couleurs que j’utilise dans mon travail sont inconsciemment influencées par mon exposition aux plats à base de céréales. Par exemple, la combinaison des pièces “blanc et riz” me rappelle le Sütlaç [ndlr: le riz-au-lait turc] ou le fait de manger du riz et du yaourt ensemble, qui faisaient partie intégrante du régime de mon enfance. Ces expériences ont inconsciemment influencé ma pratique artistique, lui insufflant une touche de nostalgie et un clin d’œil à mon héritage culturel.

Comment as-tu débuté cette technique mélangeant graines et résine ?

Ma technique artistique unique est entièrement autodidacte, développée par l’expérimentation et l’exploration créative. Alors que je travaillais la résine, j’ai été intrigué par la méthode du terrazzo et j’ai cherché à la combiner avec mon approche existante basée sur le grain. La première création issue de cette fusion a été une épée “blanc et riz”, qui a marqué le début de mon style distinctif.

Où puises-tu ton inspiration ? Les objets que tu crées semblent appartenir à un autre univers ou à une autre dimension, en raison des formes et des volumes que tu crées. Est-ce intentionnel ?

Lorsque je me lance dans une nouvelle création, je ne réfléchis pas trop. Mon point de départ est une simple vision de ce que je veux que l’objet final atteigne, bien que cette notion soit souvent sujette à des changements à mesure que le travail progresse. Le processus d’expérimentation avec différents grains et combinaisons de couleurs est à la fois imprévisible et exaltant. Parfois, les erreurs donnent de bons résultats et parfois, les pièces restent inachevées. Par conséquent, mon atelier est généralement encombré de matériaux et de projets temporairement abandonnés, mais qui sont toujours à portée de vue, prêts à être ravivés dès que l’inspiration se présente à nouveau.
Transformer des matériaux et des choses banales en objets magiques et précieux est une sorte d’instinct que j’ai. J’aime imaginer que ces objets que je crée confèrent une sorte de pouvoir magique à celui qui les regarde ou les porte et transmettent des sentiments tels que la beauté, l’inquiétude, la félicité, la fragilité, l’innocence et la force en même temps. Il s’agit pour moi d’une pratique méditative, d’une manière de canaliser mes pensées et mes sentiments les plus profonds sous une forme tangible, et de partager cette énergie transformatrice avec d’autres.

On voit beaucoup de noir et de blanc dans tes collections : comment choisis-tu tes couleurs et comment les utilises-tu ?

Pour l’instant, je ne théorise pas vraiment les couleurs que je choisis. Alors que certaines couleurs comme le noir et le blanc occupent une place permanente dans mon répertoire, d’autres jours je me sens attirée par des nuances et des tons différents. Mon approche de la sélection des couleurs est spontanée et légère, caractérisée par un sens du jeu et de l’expérimentation. En me laissant guider par mon intuition, je suis en mesure de créer des œuvres imprégnées d’un sentiment de joie et de fantaisie, reflétant mon propre processus créatif spontané.

Peux-tu nous raconter ton processus de conception et de fabrication ?

Mon processus artistique commence généralement par une expérimentation ludique avec de l’argile, qui me permet de créer et d’affiner des formes qui serviront finalement de base à mes pièces finales. Une fois qu’une forme a été perfectionnée, je l’utilise pour créer un moule. Parfois, si je vois un objet dont la forme me plaît, j’en fais également un moule. Une fois le moule en main, je mélange de la résine avec des couleurs et des grains soigneusement sélectionnés, et je verse le mélange dans le moule pour qu’il prenne forme. Une fois que la résine a durci, je retire soigneusement la pièce du moule et la ponce jusqu’à ce qu’elle prenne sa forme définitive. Enfin, je la polis avec de la résine et voilà !

Tu crées beaucoup d’objets en grains comme du petit mobilier (tables basses, tables d’appoint, tabourets, lampes…) ainsi des bijoux et accessoires (bracelets, colliers, boîtes…). Prévois-tu de réaliser de plus grands objets ou bien avec d’autres materiaux ?

J’ai cherché activement à élargir mes connaissances et mes compétences en suivant des cours en ligne sur les bio-matériaux, tels que les bio-plastiques, par l’intermédiaire du Genspace Biology Lab à New York. J’ai expérimenté la création de pièces à l’aide de matériaux durables, mais je n’ai pas encore trouvé de substitut totalement durable à la résine. Je suis impatiente de continuer à explorer ces techniques et j’espère collaborer avec des experts et des biologistes dans des laboratoires afin d’approfondir ma compréhension de ce domaine, même si ma compréhension du vocabulaire biologique est actuellement limitée.
Je suis très enthousiaste à l’idée d’annoncer le lancement prochain de mon site web et de la boutique en ligne. J’ai travaillé avec l’agence Just Design FX à Istanbul pour la construction et la conception du site. C’est une équipe incroyablement créative avec laquelle il est très agréable de travailler.
Enfin, je me prépare avec enthousiasme à une exposition solo de mon travail à Istanbul, prévue pour septembre de l’année prochaine. Cette opportunité de partager mes créations avec un public plus large est une source de grande excitation et d’inspiration, et j’ai hâte de voir comment mes pièces prendront vie dans ce nouvel espace.

Quels sont les artistes et designers que tu apprécies le plus ? Es-tu influencée par un artiste ou un mouvement ?

Dans mon processus créatif, je m’inspire des techniques d’art-thérapie présentées par Carl Gustav Jung. Je trouve incroyablement libérateur le fait de laisser mon inconscient prendre le dessus et trouver son chemin vers une forme en 3D ou en 2D. Lorsque je compare les pièces que je faisais enfant à celles que je fais aujourd’hui, le holisme de l’ensemble prend tout son sens à mes yeux. C’est comme si je créais un langage qui m’est propre et que je pouvais le reconnaître, quels que soient le moment et le mode de fabrication.
Actuellement, j’explore l’industrie agricole et son histoire à travers les œuvres de Vandana Shiva, Dan Saladino et Soner Yalçın. Bien que le matériel puisse être bouleversant, il est également instructif et inspirant dans la façon dont je pense à l’alimentation.
En outre, les œuvres d’artistes tels que Kutluğ Ataman, Wangechi Mutu, Nathalie Djurberg, Kiki Smith et İda Ekblad sont une source d’inspiration constante pour moi.

Kiki Smith, Shooting star, 2015
Crédit photo : Galerie Lelong & Co.
Ida Ekblad, A deadly slumber of all forces, 2021
Photo : Vegard Kleven

Comment se déroule une journée typique à Istanbul pendant que tu crées ? As-tu une routine ?

Chaque jour dans le studio présente des défis uniques, qu’il s’agisse d’une échéance imminente ou simplement du flux et du reflux de l’inspiration créative. Cependant, parmi ces imprévus, il y a une constante : l’inévitable désordre que je fais en travaillant.

Malgré le chaos créatif, je sais que je dois finir par mettre de l’ordre, sous peine d’être ensevelie sous une montagne de désordre. Qu’il s’agisse de nettoyer mon espace de travail pour faire de la place à de nouveaux projets ou simplement de dégager un chemin pour me déplacer, le rangement est un élément essentiel de ma routine quotidienne.

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